La Midinale#31 : “Je n’ai plus besoin de miroir”

Avec Jérémy Guérard de la Cie L’oiseau dans la bouche

Ça y est, c’est le premier mercredi de l’année, il porte le numéro 5, il est midi tout pile, ça n’est rien moins que La Midinale sur Campus FM. Pendant ces soit dites vacances, vous auriez peut-être préféré vous offrir un replay plutôt que de farcir la dinde et de vous farcir les blagues pas racistes, mais quand même un peu pendant le repas de Noël. Quelles que soient vos résolutions, écoutez celle-ci que j’ai empruntée à une amie : ne craignez plus de déplaire. Vous êtes peut-être la ou le rabat-joie de votre famille, mais croyez-le ou non, ce n’est peut-être pas une si mauvaise chose. L’écrivaine Sarah Ahmed dit que tout commence avec une table. Une table comme celle des repas de famille. Et une chaise, la seule qui ne soit pas à table, mais à côté. Vous avez trouvé votre place. Vous êtes rabat-joie, féministe, en colère, révolté.e, insoumis.e, dérangé.e et dérangeant.e, bizarre, weirdos, creepy, queeros, monstre, cyborg, ou sans mot pour vous dire, well done ! Vous êtes prêt.e à vandaliser la norme ! Notre invité du jour a décidé d’en faire un travail de corps de scène et de voix de cette chaise à côté, décalée en décalage. Comédien, performeur, metteur en scène, Jérémy Guérard a plus d’une robe dans sa penderie quand il s’agit de dégenrer le théâtre !

Lecture d’un extrait de “Avec Bastien” de Mathieu Riboulet aux éditions Verdier

“Il voudrait être une fille, pas seulement pour pleurer l’ombre de Nicolas reparti dans les limbes sans avoir goûté ici-bas autre chose que la raillerie et l’amertume. Non qu’il soit mécontent d’être un garçon, mais il voudrait aussi être une fille, avoir la possibilité d’être une fille. Cela vient sans doute de cette arrière-grand-mère dont la photographie la fascine tant, et le fichu, les mitaines, l’entrelacs ferme du coton noir dont elle s’enveloppait. Ces habits-là traînent encore dans une malle du grenier, avec les bonnets de dentelle sommaire, défraîchie, la jupe lourde, le sarrau, un monde de tissus roides, de renfermé, un monde de peu peuplé de gens de rien. L’aïeule n’avait jamais quitté Pralong, là-bas derrière les grands prés inclinés au sud, couronnés de sapins noirs. 

Bastien se demandait si les choses étaient plus faciles à comprendre quand on avait ça sur le dos, ou au contraire encore plus mystérieuses, et pour savoir, l’après-midi quand il rentrait le premier, ou tard dans la nuit quand tout le monde dormait sauf lui parce qu’il avait trop matière à penser pour dormir, s’il s’en revêtait. Imaginer cela : Bastien a dix ans, il se noue un jupon autour du cou qui lui arrive aux pieds, se coiffe d’un fichu et marche, son pas de souris glisse plus furtivement encore que le tissu qu’il anime. Qu’est-ce que ça fait d’avoir les jambes nues réunies par une jupe plutôt que séparées par un pantalon, ou est-ce qu’on met ses mains quand on a plus poches ? Et encore n’a-t-on pour l’instant rien de sexué pour compliquer la tâche.

Bastien se moque de la fraîcheur du grenier, du mauvais plancher qui lui fiche des échardes dans les pieds, quand on se mesure au ciel on ne s’arrête pas à de tels détails, on le défie en fille même si on est un garçon, surtout si on est un garçon. On y lève les bras bien quand bien même les jupons n’ont pas de manches, on se sent prêt aux cruautés les plus sombres, à s’en aller défier les plus terribles monstres, en un mot en fille on est cent fois plus courageux… Bastien n’a pas peur d’avoir découvert ça, mais il a peur d’en parler, il sent que ses frères ne verraient pas les choses de cet œil. Bastien remet les affaires dans la malle, il ne cessera plus de s’habiller en fille dans les interstices que les temps et les lieux qu’il traversera lui laisseront pour se faufiler dans l’immense courage féminin.”


– Alice Baylac
dans La Midinale, saison 2021-2022.

photo © Hélène Marquer

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