Lee Fields, soul-man intrépide
Religieux, débrouillard, baroudeur, entrepreneur, autant d’adjectifs pour tenter de définir le chanteur Lee Fields, qui après plus de cinquante ans de carrière, continue de déployer toute son énergie et sa bienveillance dans une musique soul tirée à quatre épingle, avec l’appui des musiciens et producteurs de Big Crown records. Avant la sortie de son nouvel album, en avril, Campus Fm Toulouse vous propose de revenir sur le parcours de cet artiste hors-pair dont la détermination reste sans faille.
Est-ce que vous pouvez nous parler de l’importance de l’église dans votre éducation musicale ?
Cela a beaucoup contribué à mon éducation, je suis content que ma mère m’ait introduit à une quête spirituelle, ça m’a beaucoup aidé, ça m’a stabilisé, savoir qu’il existe un dieu, c’est très important, ça me donne de l’énergie. Quand je suis faible, je suis revigoré par la parole divine. Sans mon éducation religieuse je ne pense pas que la musique que je fais aujourd’hui serait la même, sans ça, je serais une personne totalement différente. Ma religion me stabilise, ça me permet de rester très humble, de rester ancré, je ne suis pas à la dérive, je suis robuste.
Concernant l’enregistrement de votre premier 45t Bewildered, est-ce que c’était votre choix de rependre un titre de James Brown ?
C’était le choix de mon manager à l’époque, Ray Patterson, c’est lui qui a choisi ces chansons, il voulait que je reprenne ce titre de James Brown, et aussi Tell Her That I Love Her sur l’autre face. Kip Anderson a écrit cette composition. J’étais jeune, et je ne connaissais rien à l’enregistrement, c’était mon premier disque, et peu importe ce que mon manager me disait de faire, je le faisais. C’était intéressant, car j’ai pu voir comment les disques étaient faits, et ça m’a orienté vers la direction dans laquelle je me trouve aujourd’hui. J’ai réalisé qu’il fallait mettre tout ce qu’on a dans un enregistrement.
Comment se portait votre carrière, entre la fin des années 60 et les années 70 ?
J’étais bien occupé entre la fin des années 60 et le milieu des années 70, tout semblait clair, y compris l’avenir. Puis, la musique a commencé à changer, mon chemin commençait à s’assombrir. Je ne savais pas quelle orientation prendre, je pensais que la musique serait quelque chose de moins compliqué. À la fin des années 70, et au début des années 80, je pensais que j’étais fini mais ma foi m’a permis de rester fort. À cette même période, je suis devenu un lecteur assidu de la Bible, je lisais jour et nuit, j’avais été musicien toute ma vie, je ne connaissais que ça, et là je lisais une vieille version de la Bible, il y avait beaucoup de mots que je ne connaissais pas donc je consultais sans arrêt le dictionnaire pour connaître le sens des mots. Après trois ou quatre ans à étudier le livre saint, j’étais désormais capable de lire différents contrats ; en Amérique, les contrats les plus importants sont écrits en vieil anglais, comme la bible, donc j’étais capable de percevoir les pièges, ça m’a donné de l’autonomie. Après ça j’ai travaillé dans l’immobilier, j’avais une famille à nourrir. Au tout début des années 90, j’étais installé dans le New-Jersey, et j’ai acheté du matériel pour enregistrer chez moi. J’avais du mal à utiliser mon équipement mais un ami m’a montré comment me servir de mes machines, j’utilisais le Voyetra-8 (ndlr : synthétiseur analogique polyphonique à huit voix). Je suis allé voir le propriétaire d’un club à Newark, il savait que j’avais un public, je lui ai dit que je ne jouerais pas accompagné d’un groupe mais avec des pistes préparées, ça ne lui a pas plu mais je lui ai proposé un prix tellement dérisoire qu’il a fini par accepter. À l’époque, j’ai enregistré un disque qui s’appelle Meet Me Tonight, un succès dans le circuit southern soul, et ça m’a permis de faire plein de concerts, je jouais seul, je n’avais jamais gagné autant d’argent. Je me retrouve à faire des concerts dans les États du sud, dans des grandes salles, des premières parties de Johnnie Taylor ou Tyrone Davis, qui eux se produisent avec des musiciens. Une fois, un promoteur en Alabama me dit : « je pensais que tu allais venir avec un groupe », et il ajoute que si le public n’aime pas ce que je fais, il ne me donnera que la moitié du cachet. Quand je suis monté sur scène, j’ai chanté Meet Me Tonight, et l’audience est devenue folle !
Parlons de votre rencontre avec Leon Michels …
J’ai d’abord rencontré Gabe (ndlr : Gabriel Roth, patron du label Daptone Records) en 95-97, il montait le label Desco avec un associé, ils avaient entendu ma voix, et ils voulaient m’enregistrer. On se parle au téléphone, et ils ont l’air de connaître les musiciens de soul à l’ancienne, mais quand je vais leur rendre visite à Long Island, ils ouvrent la porte, et je vois une bande de jeunes, je ne m’attendais pas à ça ! Nous sommes ensuite allé en studio enregistrer un titre, Steam Train, et je pensais que ça allait s’arrêter là. Un ou deux mois plus tard, ils me disent qu’ils veulent partir en tournée en Europe. On va en Angleterre, et puis après ça on enregistre un album. À ce moment-là, Sharon Jones était ma choriste mais j’étais encore dans le circuit southern soul. On fait aussi un concert à New-York mais à chaque fois, je me dis que c’est la dernière fois, puis un enregistrement en entraîne un autre. Leon (Michels) jouait du saxophone à l’époque, ce n’était pas encore le groupe The Dap-Kings, c’était les Soul Providers. Il y avait beaucoup de musiciens dans la formation, et même si je gagnais moins d’argent en tournant avec eux, je sentais que je devais continuer à bosser avec ces mecs. Je me souviens d’un concert du réveillon du nouvel an, en 2000, je découvre Neil et son groupe Sugarman 3 sur scène, il y avait moins de musiciens dans cette formation, et j’aimais bien aimé leur son. Quand j’ai discuté avec le groupe, le courant est passé de suite ! Avec eux, je pouvais toujours proposer quelque chose de consistant, et on pouvait gagner plus d’argent. On met en place une tournée européenne, et comme nous sommes moins nombreux, on peut jouer dans des petits endroits. Ça marche bien, et en plus de ça, je reçois un appel de Martin Solveig qui veut enregistrer une chanson avec moi, il me dit qu’il veut me faire venir à Miami pour enregistrer un titre qui s’appelle I’m A Good Man, puis une autre chanson, Everybody, qui devient rapidement un hit, et je finis par faire des concerts avec lui, en plus du circuit southern soul et des concerts avec Neil (Sugarman 3). Ensuite, on enregistre Jealousy avec Martin, et à partir de là, je tourne beaucoup avec lui durant plusieurs années. Vers 2008, Leon veut lancer son propre label (ndlr : Truth & Soul), il m’appelle pour enregistrer des démos, puis un jour il me dit : « on a fini l’album », je réponds « un album !? », je ne pensais pas que c’était finalisé, mais j’étais content, j’avais besoin de ce disque. Il s’agissait de My World, sorti en 2008. Depuis, je ne tourne qu’avec The Expressions.
Comment définiriez-vous l’identité musicale de Lee Fields & The Expressions ?
On fait une musique réjouissante qui rend le public très heureux. C’est de la musique soul, et la seule différence avec le gospel, c’est que notre musique est plus ancrée dans le moment présent.
Votre dernier album Special Night m’a semblé moins amer que le précédent Emma Jean ?
Cet album n’était pas amer, mais dessus, je chantais à propos de l’amour et de la perte, et ce n’est pas amer, parce que c’est une réalité. Dans la vie, vous pouvez aimer votre mère mais au bout d’un moment, Dieu va l’emporter. Ce sont les épreuves que nous traversons qui nous apprennent à faire face à la tristesse. Sur l’album Special Night, et en particulier sur la chanson titre, il s’agit d’entretenir la flamme dans une relation sentimentale, parce que quand tu te reposes sur tes acquis, c’est la première étape vers la destruction de ton couple. C’est pour ça que tout doit rester exceptionnel : « every night is a special night ». Je suis avec ma femme depuis 48 ans, et j’essaye de rester joueur, de témoigner de petites attentions.
Si tu prends la personne comme acquise, c’est le début d’une existence ennuyeuse, et c’est à partir de là que tu veux mettre fin à la relation. Mais sur ce dernier album, je parle aussi de la situation actuelle du monde, je n’essaye pas de faire de chansons politiques, mais de chanter en ce que je crois. Comme sur la chanson Make The World, je pense vraiment que la situation du monde va s’arranger. En ces temps sombres, il faut bien des optimistes. Une des premières choses à faire, et de faire passer le message : « we can make the world better, the only thing we gotta do is come together ». Special Night est plus optimiste dans l’ensemble. Le prochain disque, je ne sais pas à quoi ça ressemblera mais ça sera quelque chose de positif.
Ça fait maintenant un an que la chanteuse Sharon Jones nous a quitté, vous avez enregistré et tourné avec elle, quel souvenir gardez-vous d’elle ?
Sharon était comme une petite sœur pour moi. Si physiquement elle n’est plus présente, pour moi elle est toujours vivante. Je peux toujours sentir sa présence, et c’est la même chose pour Charles (Bradley). On ne peut pas détruire l’esprit.
Quelles sont vos chansons préférées de Sharon Jones ?
J’aime tout ce qu’elle a fait mais particulièrement, Mama Don’t Like My Man, je trouvais ça attendrissant la façon dont elle chantait sur ce titre, il y a aussi 100 days, 100 nights.
Vous avez participé à une émission sur le web, Generations Of Soul, avec Bj The Chicago Kid et Raphael Saadiq, que pensez-vous des jeunes générations de chanteur soul ?
Je pense qu’ils sont bons. BJ est un des meilleurs pour moi, c’est un artiste incroyable. Il y a beaucoup d’artistes talentueux aujourd’hui. Les jeunes chanteurs de soul vont continuer à faire des disques de qualité. Je suis très optimiste.
Questions : Hugues Marly
Interview réalisée le 19 Novembre 2017 à la salle Le Bikini à Ramonville par Hugues Marly avec l’aide de Hugo Daniau et Jocelyne Pierre .
Crédit photo en-tête : Big Crown Records.