« Vivre sans ? », chronique philosophique
« Vivre sans » voilà l’énoncé prononcé par toute une flopée d’économistes et philosophes de gauche depuis la promulgation de la Loi Travail de 2016. Une apologie de l’antipolitique, du « vivre sans » donc, loin des sacrosaintes macro institutions, celles qui plient et replient les corps déjà meurtris, celles qui aliènent jusqu’à l’épuisement…
C’est donc à partir de cette perspective que Frederic Lordon tente de disserter dans une forme légèrement surprenante mais qui se révèle relativement efficace, coincée entre conversation et essai philosophique. D’ailleurs la réponse à ces philosophes de l’ombre, ces « comités invisibles » ne se fait pas attendre. Lordon rentre assez vivement dans le sujet, vociférant ouvertement qu’il doit attaquer le mal par le mal, par le seul biais philosophique, le seul permettant de cerner la véritable nature de cette quête de l’antipolitique.
La discussion menée en compagnie du philosophe Félix Boggio Ewanjé-Epée, commence par étudier ce qui constitue le socle de cette pensée de l’anti, balayant le spectre relativement étroit d’une exégèse post moderne de gauche, de Deleuze en passant par Badiou, Rancière ou encore Agamben. Ce dernier constitue justement le sujet d’attention privilégié de notre philosophe. Le passage consacré à Gorgio Agamben est de loin le plus complexe mais également la réponse la plus cinglante à cette ode anti-système. Lordon y triture jusqu’à plus soif la pensée et les théories de son homologue italien.
Il faut selon Agamben se « suspendre ». Voilà en un mot une manière de sortir de notre marasme humain. Ce même humain prisonnier, coincé, étriqué entre la « vie nue » (Zoë) et une « forme-de-vie » éthique. Nous serions en réalité pris dans les tourments des dispositifs (1), « l’être vivant chute dans l’histoire par le dispositif », nous rappelle Agamben. Les dispositifs nous « manièrent » donc, nous retiennent et nous privent d’une forme-de-vie réconciliée. La solution, nous y revenons, se situe dans la « suspension », la retenue de notre puissance d’agir (suspension comme antidote à la séparation). Sans cela nous voici à tout jamais dans le purgatoire morose du métro, boulot, dodo.
Lordon bien évidemment appose ses doutes quant à cette alternative. La « manière » premièrement ne s’acquière pas, elle est inhérente au mode humain. Le corps est « maniéré » par essence, in utero. De plus, cette suspension de la puissance d’agir ne tient pas non plus d’un point de vue ontologique selon lui. En bon Spinoziste, le corps lorsqu’il agit, agit de toute sa puissance (conatus). Impossible d’effectuer une quelconque limitation censée nous délivrer ou nous faire atteindre l’ultime forme-de-vie. Là encore Lordon est très clair, cette quête du « vivre sans » constitue bien une fuite en avant, un lâcher-prise vers un confort esthétique, là où seuls les sages et les virtuoses ont leur place…
La vie est rude, elle s’inscrit surtout dans un commun. Plutôt que de fuir, il faut affronter, proposer l’alternative convaincante. Après une envolée quelque peu fastidieuse sur le premier tiers du livre, Lordon redescend très vite vers un matérialisme bien concret. Plus que de « vivre sans », il faut vivre autrement, poussant les murs du concept même d’institution vers une définition plus large. Celle-ci devra en effet être perçue comme puissance de la multitude. Un ensemble de modes humains mis au service du commun. Voilà l’institution. À bas les fantasmes impuissants de l’antipolitique. Tous institutionnalisés! De l’alter mondialiste des ZADs, à l’anarcho-syndicaliste corporatiste en passant par la fierté Kurde du Rojava. Accorder les puissances pour reconstruire nos propres institutions, voilà le mot d’ordre ici défendu.
Cette étape de la reconstruction est cristallisée par Lordon dans son « point Lénine ». Outre la formule spectaculaire, Lordon appuie en effet sur un élément extrêmement important, celui du basculement. Abattre (durablement) les rouages. Ces mêmes rouages qui ont eu raison de Tsipras et Varoufakis… Ce moment ou une partie du peuple entre dans l’histoire sans forcément savoir s’il va ressortir par la grande ou la petite porte. Lordon reste à ce moment de l’ouvrage assez évasif sur le comment. Avouons tout de même que le scénario a de quoi donner des sueurs froides à n’importe quel défenseur de la socio-démocratie capitaliste (pléonasme). Pour en revenir à Lénine, ce dernier disait que la démocratie était la loi de la majorité. On comprend de suite un peu plus la position défendue par Lordon. Le prolétariat (dans un sens étendu) loin d’entrer lui-même dans une dictature injustifiée, constituerait au contraire un juste retour à la norme. La domination par la véritable majorité, celle du nombre, au lieu de se voir gouverné.e.s par la minorité au pouvoir.
Le souci de cette thèse c’est qu’elle en vient presque à retomber elle-même dans le registre utopique. Félix Boggio Ewanjé-Epée interpelle justement Frederic Lordon sur ce sujet. En effet, la voie de la révolution institutionnelle n’est-elle pas aussi difficilement pensable que la proposition d’une nouvelle façon d’être du monde ? À cela, Lordon tente d’articuler sa réponse à l’aide des thèses de Bernard Friot (2) . Sans forcément rentrer dans une démonstration convaincante et de surcroît très étayée, Lordon pointe cependant plusieurs éléments essentiels à la réussite du projet. La première est bien évidemment la question de l’échelle. Il est vrai qu’un amoncellement de « communes » serait peu viable à un niveau disons « étatique ». Les ZAD par exemple constituent certes des élans intéressants mais la somme de solutions microscopiques ne fera jamais la solution macroscopique. De plus, ce type de structure reste toujours bien trop interdépendant des biens issus de la division du travail au sens capitaliste du terme. A ce sujet, Lordon en vient évident très vite à la question centrale de la monnaie et la division du travail.
En bon Marxien, le salariat et le rapport social qui en découle apparaissent au centre des préoccupations. Ici, Lordon est très clair, il rejoint Friot sur le fait qu’il faille abattre le travail, du moins dans sa forme institutionnalisée qu’est l’emploi salarié. La réussite du projet à échelle macroscopique en passera forcément par là. Il est certain que l’institution « travail » doit être d’une certaine façon repensée en profondeur. Les individus devront enfin être reconnus pour leur potentiel universel de production de valeur économique. S’extirper du dictat de la suspicion capitaliste, qu’un tel ou un tel ne soit pas par essence générateur de valeur. Sur la question de l’argent en revanche il faut trouver un point d’équilibre. Le don contre don ne peut remplacer la monnaie car non viable à grand échelle nous explique Lordon. Sur ce point précis on ne peut qu’acquiescer mais l’on prend conscience alors de toute la subtilité technique de l’entreprise. On retombe inlassablement sur l’énoncé de départ. Loin d’entrer dans un système binaire (avec ou sans), la porte de sortie esquissée se situe bien dans la modulation très précise de certains éléments techniques clés.
Si partout les vices du néolibéralisme font presque office de consensus dans une gauche disons « étendue », les alternatives concrètes bien que salutaires restent en revanche quelque peu confidentielles. Le « vivre autrement » prôné par des intellectuels comme Lordon ou Friot semble contenir un début de réponse viable. On ne peut que saluer la démarche de cette pensée du commun au sens large. Mais cette fameuse échelle tant décrite par Lordon ne semble s’appliquer au final qu’à l’échelle d’un pays. Dans un système où la finance mondialisée règne en maître ne faudrait-il pas un soulèvement d’ordre mondial? Peut-on croire à un nouvel internationalisme ?
La tâche s’annonce dans tous les cas extrêmement rude et l’avènement tant espéré n’adviendra sans une refonte totale de nos affects les plus profonds. Sans cela, aucun basculement ne pourra s’effectuer raisonnablement et durablement. Le « confort » et la notion de progrès insufflés par les différentes variations du capitalisme au travers des deux derniers siècles sont un fait. La machine est maintenant à bout de souffle et le basculement tant espéré avant d’être un basculement institutionnel hégémonique devra d’abord s’inscrire au niveau des consciences. Dans le cas contraire il se pourrait bien que le néolibéralisme toussotant s’inscrive dans une durée indéterminée. La quatrième onde capitaliste descendante si bien décrite par Ernest Mandel (3) pourrait bien se prolonger plus que de raison.
Florent Jourde
1. www.cairn.info/revue-poesie-2006-1-page-25.htm
2. www.franceculture.fr/emissions/les-nouvelles-de-leco/les-nouvelles-de-leco-du-jeudi-17-janvier-2019
3. www.contretemps.eu/capitalisme-technologie-ondes-longues/